Le mois d'avril est bien connu pour ses sensations de transition, de fin de saison et de début d'une autre, de deuil d'une étape de vie et d'accueil d'un nouveau processus. Entre deuil et seuil, une seule lettre diffère ! Le mois où l'on dit "ne te découvre pas d'un fil" paradoxalement est souvent celui où l'on a envie irrépressiblement de se mettre à nu dès les premiers rayons de soleil, de s'offrir tout entier à cet élan. Une minute après, les nuages reviennent, comme un retour à la conscience qu'une saison est d'abord à clore avant d'entamer la suivante. Étapes de vie. Lieux de résistances, d'apprentissages, de conflits parfois, de paradoxes, d'interrogations puis de lâchers-prises. On ne tire pas sur la tige d'une fleur pour la faire pousser plus vite !
En musique classique, on est habitué à suivre une partition, même si à un certain moment elle semble assimilée, infusée ou fusionnée en nous au point comme disait le célèbre Jorge Bolet d'en être parfois plus familier que le compositeur lui-même pour y avoir passé plus de temps - une vie entière - à revenir sur toutes les infinies strates de l'oeuvre. Lors de ma rencontre avec des chamans en Mongolie, ces êtres puissamment reliés à leurs intuitions, j'ai été confrontée à l'idée du libre-arbitre. Sommes-nous libres ? Et libres de quoi ? Pour les Mongoles, la question ne se pose pas. Ou elle se pose bien ailleurs. Il n'y a aucune résignation, aucun cynisme chez eux. Pourtant la liberté telle qu'on l'entend chez nous (et combien de définitions elle revêt selon la personne qui en parle tant elle suscite d'émotions) n'est pas la recherche absolue. Elle semble aussi anecdotique qu'illusoire. Chez eux, c'est comme une partition que nous sommes libres de ressentir, de faire sonner, avec plus ou moins d'intensité, d'en savourer chaque note ou de lire à tout allure, d'en chercher la globalité ou de s'atteler à des détails, de la faire résonner fort ou doucement, d'en rechercher la beauté perfectible ou de découvrir certains reliefs encore jamais explorés avant... La vivre et la faire vivre. D'où cette phrase extraordinaire d'Aristote : "l'esclavage, c'est de dépendre de plus petit que soi. La liberté, c'est de dépendre de plus grand que soi."
Comme une partition, ce "plus grand que soi", cet infini terrain d'exploration est notre vie. Je compare souvent l'interprétation à un commissaire d'exposition qui choisit avec soin et inspiration de quelle manière faire ressortit telle pièce par tel éclairage ou telle perspective. Les choses sont là, existantes. À moi de les révéler, de les célébrer, de choisir quelle forme je souhaite leur donner. Selon l'endroit, le moment, l'humeur ou mon histoire. À cet endroit, la frontière entre l'art de recevoir, d'accueillir et celui de créer est insaisissable - impalpable. Parce qu'il est Un.
De même, plus on s'attache aux notes, au clavier, plus on risque de se crisper, de se tendre, ce qui aura pour effet de ruiner l'expérience. Plus on "lâche", plus le son peut résonner. Prenez un xylophone par exemple ! Si vous laissez votre baguette sur la toucher, le son ne sonnera pas, il restera coincé, enfermé. Vous plus laisserez respirer la résonance, plus elle déploiera ses harmoniques. À l'écoute de ces résonances je peux alors créer les connexions entre les notes. Et plus extraordinaire : la plupart des difficultés techniques disparaissent ! Elles n'existent plus ! Écroulées comme la résistance des muscles, des gestes, des peurs, des croyances... Dans cette détente, je peux tout jouer. Depuis toute petite, j'apprends par mon instrument que c'est en me détendant que les choses peuvent se faire. La tension crée de la crispation et la crispation de l'impossibilité à aller plus loin... Pourquoi ne pense-t-on pas à mettre en pratique cette philosophie de musicien !
C'est ce que ce mois d'avril m'inspire. Période de printemps, de renouveau, de transformation, des plantes, des fleurs, la chenille en papillon, le bourgeon en tulipe. Forcer, utiliser la volonté ou la résistance là où tout se fait si naturellement serait contre-productif.
C'est aussi ce que m'inspire le concerto de Ravel pour la main gauche que j'ai donné ce mois-ci. Cette oeuvre peut vite devenir un assemblage de prouesses techniques insolubles ou au contraire un magnifique lieu d'exploration pour apprendre à lâcher toute la puissance du bras, de la main, du corps. Le public se focalise parfois sur cette seule main gauche alors que la main est un détail, un dernier maillon de la chaîne. Il y a tout l'élan, la pensée, le geste, la sensation, l'émotion, avant même que le son retentisse. Comme Indiana Jones ! Au bord du gouffre, il choisit non pas de reculer pour tenter de sauter suffisamment loin - vaine tentative vu l'espace qui le séparer d'un côté à l'autre - mais de s'en remettre à plus grand que soi, à cet endroit où se présente l'impossible en même temps que le nécessaire lâcher-prise de toute compréhension rationnelle. Intuitivement, il se relie alors à son courage pour poser un pied dans le vide, ce qui a pour effet d'enclencher automatiquement une plateforme permettant de rejoindre l'autre bout - naturellement. Comme mon ami funambule Philippe Petit aime à dire : "C'est impossible. Alors faisons-le !"
Marc Aurèle nous enseigne l'essentiel : "Donne-moi le courage de changer ce que je peux changer, la sagesse d'accepter ce que je ne peux pas changer et le discernement de savoir reconnaître l'un de l'autre."
Au détour d'une difficulté technique, ma petite voix de maître résonne : "tu es trop accrochée au clavier !" Alors je lâche ces accords, les laissant sonner l'un après l'autre en confiance que la main trouvera sa position juste, comme la patte d'un animal à une vitesse fulgurante peut attraper tout ce qu'il veut sans effort. Soudain, le son résonne de sa toute puissance et miraculeuse beauté !
Et vous, à quel "plus grand que vous" vous reliez-vous pour mieux vous libérer ?
Avec sagesse, Hélène Tysman
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